


Hélène Bonafous-Murat, c’est d’abord la douceur d’un sourire puis tout de suite derrière la rigueur d’une érudition que l’on trouve rarement. Nous nous sommes rencontrées lors du salon du livre de Royat-Chamalières grâce à l’entremise de Squirelito, la bien-nommée (je vous ai déjà parlé de son blog ?? non ?? voir ci-dessous alors sur le clic clic…). J’ai donc acheté le livre d’Hélène Bonafous-Murat dont la couverture m’avait le plus inspirée, « La caravane du Pape » aux éditions Le Passage (très belle maison avec un joli catalogue..voir le clic clic ci-dessous). Avouons-le, nous sommes quelques-uns à choisir de nos livres parfois simplement en fonction de la couverture (mais pas que…). Hélène me l’a gentiment dédicacé au nom de Laurence…le masque obligatoire sur le salon, ayant modifié le Flo en Lau…J’ai donc un bel exemplaire au nom de Laurence ! ça reste une anecdote assez drôle et je garde précieusement cette dédicace.
Une fois plongée dans « La caravane du Pape », j’ai eu du mal à m’en défaire ! Non seulement c’est superbement écrit, mais en plus, ce livre est le récit d’une incroyable épopée à travers les Alpes que j’aime tant ! Je suivais Allaci et sa caravane de livres à travers les Alpes, j’étais avec lui et ses mercenaires, en totale immersion. Si vous ne connaissez pas ce roman et que vous aimez les belles histoires et les beaux caractères alors, courez vite chez votre libraire !!
Hélène Bonafous-Murat que j’ai revue avec plaisir au salon du livre de Brive, a bien voulu répondre à quelques-unes de mes questions et je vous livre ci-dessous les éléments de notre échange.
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Hélène, bonjour.
Merci d’avoir la gentillesse de bien vouloir répondre à mes questions et interrogations au sujet de votre excellent roman La Caravane du Pape (éditions Le Passage, 2019).
La lecture de votre roman fut longue pour moi mais à juste titre, car aimant tout particulièrement votre récit, je me pressais de ne surtout pas le finir… et malgré tout, je tournais la dernière page les larmes aux yeux…
Je vous remercie d’avoir mis en note des explications sur ce roman, car justement, je me posais la question de sa réalité historique. Effectivement, j’ai lu qu’en 1622, la bibliothèque palatine d’Heidelberg que l’on disait alors la « mère de toutes les bibliothèques » avait fait l’objet d’un déménagement (appelons-le ainsi) ordonné par Grégoire XV. On en trouve d’ailleurs encore des ouvrages dans la bibliothèque du Vatican répertoriés sous le nom « vaticanus palatinus » et Leone Allacci est un personnage qui a bel et bien existé puisqu’il fut le bibliothécaire du Vatican.
Il s’agit donc, dans votre roman, du voyage à travers les Alpes de cette bibliothèque incroyable, formant une caravane menée par Allacci. On imagine fort bien les caisses de livres dont on avait enlevé les couvertures de cuir pour qu’ils soient plus légers. Cette caravane traverse de multiple dangers mais également des intempéries qui font de ce voyage une véritable odyssée.
Pourquoi avoir fait de cet épisode historique un roman ? Qu’est-ce qui vous a marquée dans cette histoire épique ? Qu’est-ce qui vous a touchée ?
Comme souvent, il y a au départ une anecdote qui « cristallise » dans un coin de mon cerveau. En l’occurrence, lors de mes recherches pour l’un de mes précédents romans (L’Ombre au tableau, 2009, sur les frères Le Nain, peintres du début du XVIIe siècle), je suis tombée sur l’évocation du pillage de la bibliothèque de Heidelberg dont j’ai lu qu’elle avait traversé les Alpes avec mille difficultés pour arriver au bout de six mois à Rome, au Vatican. Cela m’a paru très romanesque – Hannibal aux prises avec les caisses de livres – mais j’ai attendu dix ans avant d’oser m’y atteler, intimidée par le sujet monumental.
Entre-temps, j’ai publié Avancez masqués (2018), roman contemporain provocant qui a désarçonné une partie de mon lectorat, habitué à mes textes sages habités par l’art et par une certaine érudition. Il faut croire que j’ai voulu « me racheter » à travers ce roman renouant avec l’histoire culturelle et religieuse d’une Europe déchirée par la guerre de Trente ans, qui plonge le lecteur dans un monde où les lois divines et les pouvoirs temporels sont très forts et gouvernent les individus.
Avec le temps, et sans doute avec davantage de maturité, j’ai osé reprendre le sujet de ce voyage épique qui me trottait dans la tête. J’ai d’abord traduit de l’allemand les sources que j’ai trouvées, qui donnent l’itinéraire de la caravane et quelques éléments-clés du voyage : ici une attaque de brigands, là une tempête de neige et des congères… Je pouvais donc m’appuyer sur une chronologie et une géographie assez précises, ce qui m’a été d’un grand secours dans l’écriture. Mes phrases n’avaient qu’à se dérouler le long des chemins, à travers les villes, les villages, les montagnes et les plaines. Il y avait une concordance, un mimétisme entre le sujet et la forme qui étaient pour moi une expérience nouvelle. J’avançais avec la caravane, j’épuisais les possibilités d’un lieu ou d’un événement, puis je poursuivais mon chemin avec mes personnages et avec les livres. Souvent je m’arrêtais à la fin d’un chapitre, me tenant littéralement au bord du précipice avec cette cohorte – ce qui est l’incarnation même du « cliffhanger », l’essence du suspense : j’étais moi-même « en suspens » au-dessus du vide. C’était très prenant, très exaltant. Ce voyage littéraire a duré environ deux ans.
Allacci est un caractère haut en couleur, parfois nostalgique mais aussi maniaque et colérique, minutieux, habité (au départ) d’une foi immuable. Autant de caractéristiques qui en font un personnage très attachant et très humain sur le fond. Sa relation avec Lotte, une jeune couturière qui lui demandera de lui apprendre à lire et qui deviendra son élève, va quelque peu bouleverser cet homme au tempérament bien trempé. Allacci est droit comme un i, il ne se pardonne rien, pas même l’idée de penser à la gloire, qu’il se reproche très vite. Lotte va le rendre plus humain, plus doux. Au seuil de la mort, il refait l’histoire de cet incroyable voyage, ce qui donne au récit un ton un peu nostalgique.
Avez-vous beaucoup lu sur ce personnage historique ? Comment l’avez-vous imaginé ? Saviez-vous dès le départ ce que vous vouliez faire de lui dans votre récit ?
Il existe peu de sources historiques détaillées sur Allacci. Celles que j’ai trouvées sont postérieures et assez éloignées de lui dans le temps. Cela m’arrangeait, car je pouvais projeter dans les blancs ce que je voulais, façonner le personnage à ma guise. Certains éléments saillants me donnaient toutefois des détails sur sa psychologie : enfant, il grandit sur une île grecque assez orientalisée (Chios, face à la Turquie) à laquelle il fut arraché très jeune pour être éduqué par les Jésuites à Rome. Allacci est un déraciné à qui sa famille et ses proches ont dû manquer – expérience humaine facile à imaginer – mais qui est malgré tout devenu le pur produit, le petit génie de la nouvelle culture catholique qu’on lui a imposée et dans laquelle il s’est coulé. Il m’a été aisé d’imaginer la nostalgie qui a pu l’habiter, voire le hanter, au point que dans les derniers jours de sa vie elle lui revienne avec violence. Il revisite en effet son existence sous le sceau des possibles qui n’ont pas été. Cette nostalgie court souvent dans mes romans. Il faut croire que j’y vois une émotion humaine fondamentale.
D’Allacci, les sources nous disent aussi à quel point il fut un brillant cerveau de son époque, habile, curieux des lettres et des sciences, auteur prolifique, polyglotte, jamais rassasié, impatient, probablement avide d’un savoir qui remplirait son vide intérieur et l’empêcherait de trop penser à ce qui lui était douloureux – mais j’extrapole peut-être : il n’est plus là pour me contredire. Il était réputé très colérique et impulsif : ce ne sont pas là les caractéristiques d’un homme parfaitement au clair avec lui-même, heureux et bien dans sa peau. Je le sens très torturé, presque maniaco-dépressif. Par ailleurs, un de ses biographes relate deux siècles après sa mort une anecdote à son sujet qui m’a frappée et qui me semble donner une clé pour comprendre le personnage : parvenu à un âge avancé, il perdit sa plume fétiche, celle avec laquelle il écrivait en grec (sa langue maternelle), et l’on dit qu’il en conçut beaucoup de « mélancolie » et d’amertume – autrement dit, il sombra dans la dépression. J’ai fait de cette plume un lien symbolique avec ses origines et les événements de son passé. Allacci est un personnage complexe, envahi de passions fortes et contradictoires, qu’il essaie de canaliser par les ressources que lui a données son éducation : la croyance en un Dieu tout-puissant, une notion manichéenne du bien (apanage des catholiques dont il fait partie) et du mal (lequel se trouve dans le camp des ennemis protestants).
C’est un intellectuel mal équipé pour se débrouiller dans le monde matériel, que cette tâche dont il a la charge – mener la caravane de livres à bon port, jusque dans le giron du Saint-Père – va amener à se confronter à la dureté du réel, aux difficultés qui vont émailler sa route, tant physiques que spirituelles. Il est donc le parfait protagoniste d’un roman d’apprentissage, en ce sens que ses certitudes se trouvent ébranlées et qu’il est obligé de s’adapter et d’évoluer. À la fin, cette expérience humaine hors du commun l’a transformé – et n’a fait qu’accroître sa nostalgie.
Cette histoire est épique mais à la fois initiatique, car pour Allacci, tout arrive. Posséder des livres, c’est posséder le savoir, la connaissance. Allacci est amoureux du livre, il entretient avec lui une relation presque charnelle. Il le touche, le caresse, l’ouvre avec délicatesse, le conserve, le parcourt… Il est très fier de sa mission. On peut y voir un symbole, celui de la transmission du savoir. Peut-on devenir propriétaire du savoir ?
Avez-vous voulu vous approcher de la question ? Qu’avez-vous voulu dire en définitive à travers ce magnifique récit ?
Je ne sais pas si l’auteur est le mieux placé pour analyser son propre roman. J’ai voulu aborder le genre épique, qui me permettait de « m’auto-stimuler » dans l’écriture, d’aller puiser dans une énergie intérieure pour l’appliquer à mon sujet, à mes personnages, pour colorer ce voyage d’une infinie variété de couleurs et d’émotions. Mais comme écrire un roman d’aventure n’est pas en soi suffisant, j’ai voulu adopter le procédé littéraire qui consiste à placer le personnage principal, Allacci, ancien légat du pape, dans un présent où il se sait mourant, où sa conscience s’efface peu à peu, et d’où, dans des éclairs de lucidité, ultimes soubresauts de la vie, il revisite ce qui fut l’événement, l’exploit le plus important de son existence, quelques décennies plus tôt. Ces allées et venues entre présent et passé, écrites à la première personne, sont un jeu intéressant et délicat à mettre en œuvre. Elles permettent de souligner le rapport au temps, au regret et à la perte. Le roman est marqué par cette nostalgie, qui dans le cas d’Allacci, à mon sens, vient de loin : de la perte initiale de son île, de sa mère, de ses repères familiers. Ce procédé donne de la profondeur au récit.
Le sujet, cette histoire de pillage de livres par milliers, a de façon naturelle imposé une autre dimension, celle de l’érudition et du rapport au savoir. Que l’on soit prêt à de tels efforts, au prix de tant de vies humaines et de périls, pour s’approprier tous les ouvrages d’une bibliothèque, en l’espèce ennemie, m’a paru fascinant. Le livre est un enjeu de pouvoir : le pape se paie par ce vol de ses investissements dans la guerre de Tente ans aux côtés des catholiques, mais il sait aussi très bien qu’il va par là même démoraliser l’ennemi protestant, le mettre à terre. Il y a aussi derrière cette entreprise l’idée plus pernicieuse de posséder le savoir de l’ennemi, de l’étudier et le comprendre, pour mieux pouvoir le contrer dans la guerre idéologique que se mènent alors les religions. Ce n’est pas pour rien qu’on les appelle « religions du Livre ». Et ce n’est au fond pas très différent de la guerre que se mènent aujourd’hui les géants du net et de la technologie pour contrôler l’accès à l’information et dominer nos cerveaux. Les enjeux restent les mêmes. Un roman historique n’est au fond que le lieu d’un déplacement : on y retrouve, sous le travestissement de l’histoire, des interrogations fondamentales et contemporaines.
Allacci est l’emblème de l’intellectuel réfugié dans son cerveau et dans les livres. Avec Lotte, la jeune fille que le destin (pour lui : la Providence) jette sur sa route, il fait l’expérience d’une sensualité jusqu’alors refoulée, il découvre son corps bien malgré lui. Le lien entre eux deux est la page des livres qu’ils parcourent ensemble, les tracés que fait la plume de l’élève sous la houlette du maître : ce sont là les lieux et les objets détournés de l’érotisme qui ne peut se dire. Le désir revêt des formes multiples : désir de posséder, désir d’apprendre, désir amoureux… Ce sont là un seul et même mouvement de vie, que je crois l’on trouve dans tous mes romans, et ce dès le tout premier, Morsures (2005). L’envie d’apprendre, de s’élever au-dessus de sa condition et au-dessus des tourments de la guerre, est chez Lotte une force qui vient se heurter à cette même énergie chez le légat du pape. Elle réveille son désir intellectuel, même si au départ il répugne à dispenser son enseignement à une femme. Il sent confusément que cette énergie vitale partagée va quitter le chaste domaine de son esprit et se disséminer dans son enveloppe de chair…
Allacci a mis sa sensualité (il l’a plutôt détournée, sublimée) dans le savoir et dans les livres. Il en est fier, il sait qu’il a accompli de grandes choses, y compris pour la postérité. Mais il se rend compte à la fin de sa vie qu’il est passé à côté d’une forme plus simple et plus immédiate d’accomplissement érotique et amoureux, celui qui l’aurait lié à ses semblables, à une femme, à la vie matérielle et charnelle. Le roman creuse et explore cet abîme angoissant, en lui et pour le lecteur, à l’heure où dans les faits il est trop tard. Si le roman tente bon an mal an d’incarner un message, c’est sans doute simplement : « Travaillez, apprenez, mais ne vous détournez pas de vos frères humains ».
Pour parler un peu plus « cuisine », je souhaiterais savoir quelles sont vos habitudes d’écriture : Quand avez-vous commencé à écrire ?
J’ai commencé à écrire des poèmes dès que j’ai su écrire, enfant. Mes parents étaient professeurs de lettres et m’ont toujours nourrie de livres et de littérature. C’était pour moi un ressort naturel. Vers douze ans, j’ai le souvenir d’avoir commencé un roman de science-fiction, que je n’ai pas mené à bien. C’est vers la trentaine que ce besoin d’écrire est revenu, à l’âge où l’on a accompli certaines choses, professionnelles, familiales, mais où – surtout si des difficultés personnelles s’y greffent – on a besoin de trouver un exutoire et de renouer avec une forme de créativité. Écrire n’est bien sûr pas une simple thérapie (il y a des psys pour cela), mais cela devient un projet qui emplit votre vie mentale au quotidien, qui bouillonne, qui pétille en vous, qui vous électrise et vous rend heureux.
À quel moment écrivez-vous ? Comment écrivez-vous ? Avec des notes ? Un ordinateur, un stylo ? Avec de la musique ? Avez-vous des rituels d’écriture ?
J’ai écrit la plupart de mes romans après mes journées de travail, généralement entre 21 h 30 et 23 h 30, avec régularité, jour après jour, ainsi que les week-ends. Cela implique une forme de sacrifice, bien volontaire, car pendant ce temps, c’est autant de films que vous ne voyez pas, de livres que vous ne lisez pas, de sorties que vous ne faites pas. Il faut donc que ce soit une vraie nécessité intérieure.
Pour mon dernier roman, Le Jeune homme au bras fantôme (2021), j’ai mis à profit le temps offert par le premier confinement : enfin des journées et des semaines entières devant moi pour me consacrer à mon projet d’écriture ! Je l’ai écrit beaucoup plus rapidement et plus fluidement que les précédents. Il faut dire que tout le travail de recherche en amont était fait, je n’avais plus qu’à me reporter à mes notes sur les lieux, les événements, les personnages.
Il m’arrive de jeter des fragments sur un carnet, mais je pars du principe que si une idée ou une phrase est bonne, elle surnagera sans que j’aie besoin de l’écrire à la volée, de la fixer sur le papier. Cette persistance mentale est comme un « test de validité ». Je construis en revanche méthodiquement mes intrigues, en composant des synopsis assez détaillés, sans doute parce que cela me rassure avant de me lancer. En réalité, assez vite, les mots et les images en appellent d’autres qui n’étaient pas prévus, cela déborde, cela diverge, et le canevas initial se retrouve modifié. Les choses se font au fil de l’écriture, dans le rapport au temps qui se déroule, comme les phrases.
Je n’ai pas vraiment de rituel d’écriture, j’écris à l’ordinateur, dans le calme, sans musique (la musique demande à être écoutée, elle mobilise le cerveau). En général, dans le temps que je m’octroie le soir, je produis environ deux pages ou deux pages et demie sous Word, pas davantage. Au-delà, ce n’est plus bon. C’est comme si un rythme s’imposait naturellement : un certain souffle se déploie, les images viennent, puis au bout de deux heures environ la source se tarit d’elle-même (et je fatigue car il est tard !). Le lendemain, je reprends là où j’étais restée, et le processus se renouvelle. Cela donne d’ailleurs une certaine cadence à mes romans, un rythme parfois haletant, lié à ces « sessions » et à leur énergie propre. Cela m’encourage aussi à écrire des chapitres courts qui dynamisent le récit. Je n’ai pas le même rapport au temps que Proust : je ne pourrais donc pas écrire comme lui…
Vous êtes expert en estampes, votre analyse est reconnue et appréciée. On peut d’ailleurs voir et entendre votre dernière conférence « Vollard, Petiet et l’estampe autour de 1900 » sur YouTube (on pourra en retrouver le lien ci-dessous). Pouvez-vous me dire si cette activité influence votre écriture et de quelle façon ? Est-ce que l’œil rejoint la main ? Dans votre roman, le regard est omniprésent, ne serait-ce qu’à travers la lecture d’Allacci et le tracé des lettres que fait Lotte. Quel lien faites-vous entre l’art et l’écriture ? Ecrire n’est-ce pas un peu comme tracer ?
Bien sûr, mon travail d’expert nourrit mon écriture, et mon écriture nourrit mon travail d’expert, qui parfois « vire littéraire » dans les notices des œuvres que je produis. Mon œil est exercé à regarder le papier, les gravures, et il n’y a rien d’étonnant à ce que la fonction du regard soit prééminente dans mes intrigues. (Peut-être que, de même qu’Allacci est réfugié tout entier dans son cerveau, je suis tout entière réfugiée dans mon œil…)
Les images que j’observe depuis trente ans me fournissent les toiles de fond naturelles de mes romans : grâce aux estampes de Callot que je connais par cœur, je peux facilement décrire le monde du début du XVIIe siècle et les horreurs de la guerre. Mon dernier roman se passe au XIXe ; il est né de la fascination qu’ont exercée sur moi les petites annonces savoureuses que je voyais au verso des lithographies de Daumier parues dans le journal Le Charivari des années 1850. Elles me donnaient l’envie de dépeindre cet univers bouillonnant du premier capitalisme débridé. C’est en remontant plus loin dans le temps que j’ai repensé à la célèbre planche, toujours de Daumier, qui rendait de façon saisissante le massacre qui eut lieu en 1834, rue Transnonain, à Paris. En combinant ces deux pôles temporels, mon roman a pris forme.
De façon plus large, tous mes romans tentent d’élucider le rapport que j’entretiens avec l’art et le patrimoine, la façon dont nous sommes gouvernés par notre regard. J’ai poussé ce processus assez loin dans Avancez masqués, satire d’un certain art contemporain, qui ose désacraliser les chefs-d’œuvre consacrés et exposer ce que l’on ne veut généralement pas voir : nos pulsions les plus inavouables. Ce roman explore le rapport entre le corps et l’impression que nous retirons des œuvres d’art.
En dehors de vos périodes d’écriture et d’expertise, lisez-vous beaucoup ? Quel style de lecture plus particulièrement ?
Je lis autant que je peux. Ces dernières années, j’ai relu beaucoup de classiques, Zola, Tolstoï… Je suis également nourrie de littérature anglaise et américaine. À une époque j’ai lu beaucoup de littérature japonaise, où l’érotisme et la perversité se combinent au plus grand raffinement. Je viens de me délecter de la traduction de 1959 de Lolita, chef-d’œuvre de poésie, par Éric Kahane (et par Nabokov qui y a largement contribué). En ce moment, je dévore, éblouie, un ouvrage qui me remet au cœur des enjeux de La Caravane du pape : celui d’Irene Vallejo, L’Infini dans un roseau, l’invention du livre dans l’Antiquité (Les Belles Lettres, 2021). C’est un monument d’érudition, de finesse et d’humanité qui mérite d’être connu.
Sans en dévoiler trop, pouvez-vous nous dire à quoi ressemblera votre prochain roman ?
J’ai envie d’explorer le XVIIIe siècle, période que je n’ai pas encore abordée. J’ai en tête un procédé littéraire que j’ai employé lorsque l’an dernier j’ai écrit des nouvelles sur commande pour un groupe de luxe français. C’est un procédé difficile, qui demande une grande rigueur pour ne pas déraper, mais qui est stimulant. Je ne sais pas encore si ce sera un roman purement historique ou s’il sera le lieu d’un va-et-vient entre passé et présent comme je l’ai déjà fait à plusieurs reprises précédemment. Pour l’heure, je me remets encore de l’« accouchement » du précédent, car toute la promotion, les salons littéraires, les rencontres autour de ce petit dernier m’ont fortement replongée dans cette histoire de jeune manchot dont je peine quelque peu à sortir. Aussi je laisse venir. Je sentirai quand le nouveau projet sera mûr, quand l’envie sera là.
Enfin, petite question récurrente sur Litteram : quel conseil donneriez-vous à un jeune écrivain ?
Lisez, lisez, lisez. De tout, de toutes les époques, de tous les styles. Et si l’envie d’écrire s’impose comme une nécessité (c’est-à-dire, s’il ne s’agit pas pour vous d’un simple jeu ou d’une entreprise décorative), alors lancez-vous, écrivez sans vous soucier des critiques ou du qu’en dira-t-on. Votre seule échelle de valeur est vous-même, à condition d’être parfaitement honnête : on sent toujours quand ce qu’on a écrit grince ou n’est pas bon ; et dans ce cas, on doit arrêter, ou se reprendre. Écrire implique beaucoup de travail et d’abnégation. Mais cela procure aussi un plaisir incomparable.
Je vous remercie d’avoir eu l’amabilité et la gentillesse de répondre à mes questions. J’espère que nous nous croiserons bien vite à nouveau !
Ce sera toujours un plaisir. La rencontre avec un lecteur ou une lectrice enthousiaste a toujours à voir avec l’amour – comme entre Leone Allacci et la jeune Lotte…
Clic…clic….clic…

