Frédéric Dard, l’incompris.

Alors que j’étais en fac de lettres, mon père et moi discutions souvent littérature. Je lui dois mon goût pour la lecture. Il me reprochait mon élitisme et me  dit « tiens lis ça, tu vas voir si c’est pas de la littérature ! » en me tendant un roman de San Antonio. Bien sûr, je me pinçais le nez, mais je lui promis de le lire en lui disant que la « littérature de gare » n’était pas ce que je préférais…(enfin je ne l’ai pas dit vraiment comme ça, mais je levais les yeux au ciel, pleine de ma suffisance d’étudiante convaincue) j’aurai mieux fait de me taire !! Je suis tombée dans San Antonio, comme on tombe en laçant ses deux chaussures ensemble ! Et au-delà du stéréotype, j’ai découvert l’écrivain.

Frédéric Dard se qualifiait lui-même « d’écrivain forain ». Il écrivait avant tout pour ceux que la littérature avait laissés de côté. Frédéric Dard parle à l’ouvrier, la concierge, la vendeuse, le mécano…il parle aux gens dont il se sent proche. Il invente un style nouveau, inédit jusqu’à lui. Il écrit comme il parle et il écrit terriblement bien. Il use de la périphrase, du néologisme, de l’analogie et de la métaphore. À sa façon il est presque poète, car il a magnifié un bout de monde. Le monde de la rue, le monde d’en bas, le monde que l’on ne voit pas ou que l’on ne veut pas voir. Il détestait se prendre au sérieux, ça faisait de lui un écrivain sans peur et sans reproche. Sa main droite fonctionnait mal, enfant il ne pouvait pas faire de sport, alors il se mit à inventer des histoires pour ses camarades, puis il finit par les écrire.

Il y a quelque chose de très désespéré dans sa façon d’écrire. Lisez San Antonio, mais lisez entre les lignes !! Frédéric Dard est un nostalgique. Nostalgie de son enfance à Saint-Chef (en Isère) où d’ailleurs il est enterré depuis 2000. Ces petits romans de gare semblent faciles à écrire et pourtant, comme il le disait lui-même : « c’est extrêmement difficile à écrire, chaque phrase est décortiquée, détruire, reconstruite. C’est une véritable lutte entre l’écrivain et son manuscrit ». Frédéric Dard pour San Antonio c’est, tout de même, plus de 50 ans d’aventures et pas moins de 200 romans ! mais Frédéric Dard c’est aussi des pièces de théâtre, des collaborations, des scénarii (en tant que dialoguiste notamment), c’est une oeuvre immense ! sous son vrai nom, mais sous également 18 pseudo !! On le prenait pour un imbécile parce que ces livres étaient populaires, mais sa culture était réelle, acquise auprès d’une grand-mère aimante qui lui lisait des histoires lorsqu’il était enfant.

L’écriture pour Frédéric Dard c’est une addiction, un refuge. Il est un incroyable polygraphe !  La machine crépite jour et nuit. Le nombre d’exemplaires vendus s’élève à 130 millions, c’est l’auteur français le plus lu dans le monde.

Cette année, Frédéric Dard aurait eu 100 ans. Je crois qu’il est temps de lire et relire Frédéric Dard, de ne pas l’oublier et de ne pas sacrifier son œuvre sur l’autel des bien-pensants.

Dans une de ses interviews, il dit que tout commence toujours par une phrase « il ouvra la porte et il entra… » à partir de là, tout est possible, le récit commence…

“Parler est le plus moche moyen de communication. L’homme ne s’exprime pleinement que par ses silences.”

(« maman les p’tits bateaux »)

Voici un florilège de ses expressions uniques (emprunté au Point dans son article « parlez-vous le San-Antonio » ?)

L’aggravation universitaire : la gravitation universelle. « La Terre aussi, puisqu’on gire, nous autres av’c le système d’aggravation universitaire, solaire, métrique et tout ça », in Si Queue-d’âne m’était conté (1976).

La cage à cancans : loge de concierge. « Ça sent la cuisine réchauffée et le pipi de grand-mère dans sa cage à cancans », in De A jusqu’à Z (1961).

Une infusion de semelles cloutées : un passage à tabac. « Mélange savant de bourre-pif moldave avec extension du cartilage de conjugaison, de patate Parmentier et de coup de boule caucasien avec moderato cantabile. »

Repasser la douane : déféquer. « Ils m’ont fait bouffer un bol de piments rouges. Des petits, des terribles. Rien que de mordre dedans, on pleure. Et quand ils repassent la douane, c’est le vrai brasier. On a l’anus en lampe à souder », in Maman, les petits bateaux (1975).

Une salle à manger deux pièces : un dentier. « Carre-toi la paluche [main] dans le clapoir [dans la bouche], mec, débloque ta salle à manger deux pièces et virgule-la-leur [jette-la-leur] ; s’ils n’ont jamais entendu causer de la prothèse dentaire, ça les épatera ! » in L’Archipel des Malotrus (1967).

Rédiger en branlorama : écrire sans se soucier du lecteur. « Je charabiaise [J’écris du charabia] pour vous montrer ce que ça donnerait si j’allais lecturepourtousser [faire de la lecture pour tous] avec les pommes [écrivains] qui rédigent en branlorama », in La Rate au court-bouillon (1965).

Becter sa paillasse : faire la grasse matinée. « Merde, tu bectes ta paillasse, técolle [toi], ce morninge [matin] », in Des gonzesses comme s’il en pleuvait (1984).

Sulfater de l’oigne : flatuler. « Rester dans l’grand monde en sulfatant de l’oigne av’c c’te violencerie, on peut plus tolérer », in Les cochons sont lâchés (1991).

Le Piccol’s dame : jeu de dame où les pions sont remplacés par des verres de rouge et de blanc. « Chaque fois qu’un joueur souffle une dame, il boit le verre conquis, ce qui revient à dire qu’on ne souffle pas les pions, mais qu’on les siffle », in Vas-y Béru (1965).

Vaisselle de fouille : petite monnaie. « Un trésor, c’est beaucoup dire, disons un peu de vaisselle de fouille et n’en parlons plus ! », in On liquide et on s’en va (1981).

Usiner à pleins naseaux : ronfler. « Je décide de laisser dormir Jérémie, lequel, par contre, usine à pleins naseaux. Avec des éteignoirs de cierges [avec des narines] de ce calibre, ronfler est un devoir », in Galantine de volaille pour dames frivoles (1987).

Avoir un retour au carburo : être démoralisé. « Et moi, j’ai brusquement un retour au carburo. Je me dis que notre bioutifoule plan d’action est à foutre aux latrines », in Têtes et sacs de nœuds (1991).

Arc-en-ciélir : passer par toutes les couleurs (visage). « Lormont blêmit, rougit, jaunit, verdit, violit, maronnit (comme Saint-Laurent du), orangit, arc-en-ciélit, puis reprend tant bien que mal sa couleur initiale », in San-Antonio polka (1963).

Batifoler de la glotte : chanter. « Elle continue bravement à batifoler de la glotte, cette grande fifille, au milieu du vacarme », in Les Vacances de Bérurier (1969).

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